Hélleniste et latiniste, passionné d'Histoire en général et en particulier de celle des pays riverains de la Méditerranée et de la Mer Noire, par ailleurs lecteur assidu, entre autres, de la merveilleuse collection Que-sais-je? aux P.U.F. - formidable encyclopédie de vulgarisation savante - j'ai acquis certaines connaissances sur toute cette région du monde.
C'est autour de la Méditerranée de l'Ouest, de l'Est et de la Mer Noire qu'ont eu lieu, depuis 3 millénaires, tous les progrès, toutes les innovations politiques, religieuses et sociales, toutes les inventions, mais aussi tous les déchirements et tous les conflits sur lesquels notre monde occidental vit toujours.
Ignorer ce socle historique, c'est se couper de la seule explication possible de ce qui est en train de se passer, et donc de la possibibilité d'y porter remède.
Les évènements inquiétants de Crimée ne peuvent être appréhendés qu'à la lumière de l'Histoire ancienne et moderne, faute de quoi, au nom de bons sentiments droits-de-l'hommistes, on risque - comme ce fut naguère le cas en Serbie, en Irak, en Afghanistan ou en Lybie - d'apporter des remèdes pires que le mal qu'on prétend vouloir guérir.
La Crimée est à plus de 60 % peuplée de Russes, auxquels s'ajoutent deux minorités : les Ukrainiens et les Tatars.
Pour les premiers, point n'est besoin d'être grand clerc pour comprendre qu'ils sont favorables au renversement du gouvernement de Ianoukovitch et aux nouvelles autorités provisoires au pouvoir à Kiev. Attendons tout de même de voir leur réaction si ce changement n'en est pas réellement un et si la classe dirigeante corrompue - et notamment la blonde égérie à la natte , Ioulia Timochenko - va ou non revenir aux affaires.
Les Tatars, eux, sont de confession musulmane sunnite; ils sont installés en Crimée depuis que cette province était passée sous contrôle de l'Empire Ottoman. Ils s'étaient dès lors illustrés par leur cruauté et leur violence extrême : pillage et incendie de Moscou en 1571, incursions sanglantes en Moldavie, en Ukraine et en Russie.
Ces sympathiques citoyens étaient aussi grands spécialistes du commerce d'esclaves chrétiens dont ils trafiquèrent plus d'un million entre la fin du XVe et celle du XVIIe siècle, selon les études scientifiques les plus fiables.
Dans le même temps, pour diversifier leurs activités économiques et leurs sources de revenus, les commerçants tatars faisaient travailler à coups de trique les chrétiens Roms, taillables et corvéables à merci, en un mot esclaves eux aussi.
Cet épouvantable état de fait dura jusqu'à ce que la Russie ayant battu l'Empire Ottoman, la Crimée lui fût rendue en 1792. Les Tatars durent alors cesser leur commerce d'esclaves et laisser les Roms quitter le pays pour s'installer dans leurs contrées d'origine ou aller vivre dans des monastères.
On comprend mieux, au seul récit de ces sombres évènements, toute la difficulté de la question des Tatars de Crimée.
La Crimée, placée par la Géographie et par L'Histoire sur une zone de fracture ethnique, religieuse et politique, rien n'y est simple; et toute "solution" qui ne tiendrait pas compte de ces paramètres serait non seulement vouée à l'échec, mais envenimerait encore les choses.
Les Tatars de Crimée soutiennent la révolte de Kiev et le coup d'Etat qui s'en est ensuivi.
Il ne faudrait surtout pas qu'une fois encore, au nom de bons sentiments affichés de façon pavlovienne, les pays européens et les USA se trompent de combat et n'aillent nourrir une minorité dont les agissements passés augurent mal de ce qu'elle serait capable de faire à l'avenir.
Nous avons raison de ne pas vouloir laisser sombrer dans l'oubli les horreurs commises par les conquistadors espagnols en Amérique du Sud, les épouvantables sévices de l'Inquisition et des guerres de religion, l'extermination des peuples indiens par les Américains du Nord et les Canadiens, le génocide des Aborigènes d'Australie, les abominations de l'esclavage occidental, du nazisme, des crimes de Staline, de Mao, de Pol Pot .
Mais cette mémoire ne doit pas rester confinée à ces seules fautes impardonnables et irremmiscibles. Il faut aussi garder présents à la mémoire le commerce des esclaves par les peuples musulmans d'Afrique et du Moyen-Orient, les atrocités justifiées par les guerres de libération des peuples colonisés, les massacres inter-ethniques anciens ou récents, les horribles attentats aveugles depuis la guerre d'Algérie jusqu'au 11 septembre 2001 et ses interminables répliques, etc.
En politique comme dans la vie de notre corps, l'hémiplégie est une grave atteinte à l'équilibre et à la santé du monde.
Les pays occidentaux qui occupent la grande majorité des sièges au Conseil de Sécurité de l'ONU s'apprêtent, apparemment, à menacer Moscou de représailles si elle intervient militairement en Crimée. Ces menaces sont à la fois vaines et contre-productives.
D'abord parce que la Russie, membre permanent du Conseil fera jouer évidemment son droit de véto, bloquant toute riposte efficace, et que rien n'est plus désastreux en politique comme dans la vie courante, que de menacer de ce qu'on n'est pas capable de mener à bien.
Ensuite et surtout parce que les leçons de l'Histoire ancienne, moderne et contemporaine disent clairement que la Russie est chez elle en Crimée - comme la France en Corse - et que c'est à elle seule d'y rétalir l'ordre, dans le respect des lois et règlements internationaux auquels elle a souscrit.