Le général de Gaulle avait coutume de dire, paraît-il " les Français sont des veaux".
Il est clair que dans sa bouche cette affirmation n'avait rien d'un compliment.
Il ne s'agissait pas pour lui en effet de vanter les qualités de douceur, de sérieux, de fidélité et d'attachement filial de nos concitoyens, mais bien plutôt de stigmatiser leur soumission à tout, y compris l'insupportable.
Ce peuple qui, il y a seulement un peu plus de deux siècles, s'est abreuvé du sang des aristocrates et des républicains modérés, qui en deux cents ans a fait quatre révolutions, qui passe pour l'un des plus grognons et des plus insoumis de la terre, tel un veau à l'engrais avale tout ce qu'on lui présente, mécontent mais silencieux.
Sans évoquer les grands drames de notre histoire ancienne ou récente, j'en resterai à quelques épisodes d'importance modeste, mais tellement parlants.
On lui a fait miroiter il y a quelques décénnies que si les clients à la pompe des stations service se versaient eux-mêmes l'essence se salissaient les mains, prenaient froid dans les courants d'air, mal abrités des bourrasques et de la pluie glacée, traversaient tout le parking pour aller régler leur dû au préposé confortablement installé au chaud de sa boutique, ils seraient gagnants parce que le carburant serait moins cher, son prix incluant le service qu'on lui rendait jusqu'alors.
Il a accepté. Le prix n'a pas baissé. Les taxes n'ont au contraire cessé d'augmenter. Il est Gros-Jean. Il ne dit rien. Il regarde même d'un oeil courroucé le quidam qui, comme moi, ose contester ce nouvel ordre des choses.(*)
Il a payé par ses impôts la construction d'un réseau serré d'autoroutes. Celles-ci, qui sont donc sa propriété, sont devenues payantes et de plus en plus chères. A-t-il protesté ? A-t-il boycotté ces rapaces sociétés en empruntant les routes gratuites ? Mais non !
Il fait la queue sous un soleil de plomb pour payer les sommes exorbitantes qu'on lui extorque sans vergogne, bien sagement.
Malgré les mises en garde de quelques politiques plus claivoyants que les autres mais qu'à l'époque on fit passer pour des ringards passéistes, on a multiplié de façon follement anarchique les super puis les hypermarchés.
Ni l'enlaidissement des entrées de nos villes, ni le bétonnage d'énormes surfaces de hangars et de parkings, ni l'exploitation du personnel, ni la standardisation de la consommation, ni l'insupportable pouvoir pris par les centrales d'achat , ni l'étranglement programmé des paysans et l'agonie de nos campagnes, ni la dangereuse désertification des centre-villes, toutes conséquences prévues et annoncées par les responsables dont je viens de parler, ne furent assez dissuasifs pour détourner les Français d'une ruée vers les chariots.(**)
Un pas de plus est en passe d'être franchi dans l'indifférence générale : la disparition des caisses tenues par un être humain et leur remplacement par des caisses automatiques où le client, comme cela s'est passé il y a trente ans dans les stations-service, doit tout faire lui même sans bénéficier pour ce service rendu au supermarché de la moindre réduction, inconscient de l'abus qu'il subit et des conséquences de cette déshumanisation sur l'emploi.
On pourrait, dans le même registre (qu'on songe par exemple à multiplication des taxes et des règlements contraignants prétendûment créés pour "sauver la planète", à la téléphonie et à ses tarifs chinois, aux taxes sur les carburants et sur l'eau ou au tri imposé des ordures ménagères accompagné de l'augmentation continue des frais d'enlèvement), on pourrait, dis-je, multiplier les dérives que les Français subissent sans broncher, tout en râlant in petto et en se contentant de cesser de voter ou d'élire des extrêmistes auxquels ils délèguent courageusement le soin de réagir à leur place.
Et si de Gaulle avait raison ?
(*) Dans les années 9O les distributeurs de carburant de la Martinique ont eux-aussi commencé à supprimer les emplois des personnes chargées de faire le plein et d'encaisser l'argent à la portière de la voiture. Aussitôt les Martiniquais ont boycotté les stations en question et en moins de trois mois, tous les établissements rétablirent le personnel que les consommateurs réclamaient.
(**) J'ai eu à me battre contre l'implantation dans la commune dont j'ai été l'élu durant un quart de siècle, d'une troisième grande surface commerciale, alors que le centre-ville agonisait, miné par la fermeture des commerces de proximité et par la paupérisation de la population. En vain.